Le Conflit Israélo-Arabe
entre Raison et Hystérie (*)
Par Tarek Heggy



- A -

Certains dans le monde arabe aujourd'hui refusent le droit d'Israël à l'existence, et ont en outre pour but ultime de le détruire. Malgré notre rejet total de cette logique et de ses postulats, du fait que nous sommes convaincus qu'il s'agit là d'un objectif impossible à atteindre, susceptible par ailleurs d'occasionner des pertes et des dégâts inimaginables, nous nous contenterons ici d'exprimer notre profond désaccord face à leur position, sans recourir aux tactiques consistant à salir l'autre, tactiques qu'ils n'hésitent pas à utiliser contre tous ceux qui s'opposent à leurs idées. Il convient de noter que si leur logique ne tient pas, ils représentent, heureusement, une minorité. La vaste majorité, dans le monde arabe, aussi bien au niveau du peuple que des mouvements et organisations politiques, est favorable à un accord dans les lignes de l'initiative arabe adoptée au dernier sommet arabe de Beyrouth. Initialement lancée par le prince héritier Abdullah d'Arabie Saoudite, elle était déjà connue sous le nom d' « initiative saoudienne ». Autrement dit, la majorité des Arabes aimerait un accord définitif qui soit basé, en termes absolus ou relatifs, sur les cinq points suivants :
1 – La création d'un Etat palestinien sur tout, ou presque tout le territoire occupé par Israël en juin 1967.
2 – L'établissement de la capitale de l'Etat palestinien dans la Jérusalem arabe et la fin du contrôle des lieux saints musulmans et chrétiens par les Israéliens.
3 – Une reconnaissance arabe unanime d'Israël, la fin des hostilités et la normalisation des relations politiques, économiques et culturelles entre les Arabes et Israël.
4 – Le démantèlement de toutes les implantations juives de l'Etat palestinien, lesquelles sont une poudrière en attente d'une étincelle.
5 – Trouver une solution à la question du retour des Palestiniens, acceptable des deux côtés, se basant non sur le droit absolu au retour mais sur un ensemble de solutions de compromis (et d'accords d'indemnités) acceptables pour les deux parties.

C'est à cette majorité que s'adresse cet article. Si les grandes lignes de cette vision lui conviennent, il s'ensuit que des pourparlers menés sur la base de ces cinq points… constituent la seule manière de mettre fin au conflit sanglant. Il en découle également que si les Israéliens ne sont pas prêts à mener des négociations dans un esprit de paix, les Palestiniens pourront avoir recours à la lutte armée afin de mettre fin à l'occupation et réaliser leurs aspirations nationales. Je considère toutefois qu'il existe des limites à la lutte armée, la principale d'entre elles étant qu'elle doit être dirigée contre les forces de l'occupation. Le strict respect de ces limites caractérisait la première Intifada. Les outrepasser en ayant recours à des opérations suicides prenant pour cibles des civils ne fait que remplir les rangs des refuzniks israéliens, opposés à un accord négocié dans un esprit de paix ; cela érode la sympathie internationale pour la cause palestinienne en éloignant les acteurs mondiaux qui auraient pu jouer un rôle plus important. Tandis que je rédige cet article, la BBC termine de diffuser une déclaration d'un groupe d'intellectuels palestiniens de renom, dont Hanan Ashrawi, qui condamnent le principe des attentats-suicides, les accusant non seulement de desservir la lutte palestinienne, mais aussi d'avoir des répercussions néfastes pour les Palestiniens. L'intelligentsia palestinienne dans son ensemble partage ce point de vue, aussi bien celle de diaspora que celle qui est restée dans les petites villes et villages après 1948, connue aujourd'hui sous le nom d'«Arabes israéliens ».


- B -

Je pense que malgré les atrocités et les excès impardonnables commis du côté israélien, la partie arabe doit absolument réévaluer sobrement sa position et sa politique et reconnaître que ces années passées à se laisser guider par la passion, à occulter son esprit critique, à tourner le dos à la raison et au bon sens, l'ont entraînée dans un tourbillon de pertes tragiques et d'occasions manquées. Par exemple, si la raison avait dominé en 1947, les Arabes auraient accepté le Plan de partage ; si elle avait dominé en 1948, ils n'auraient pas été entraînés dans la guerre par des dirigeants qui savaient, ou auraient dû savoir, que la confrontation militaire ne tournerait pas à leur avantage. De même, créer le climat qui a conduit à la guerre de 1967 n'était assurément pas rationnel. Nous ne nous sommes pas encore bien relevés des effets dévastateurs de cette guerre ; nous nous battons encore pour récupérer une partie de ce que les Arabes ont perdu en moins d'une fatidique semaine, en juin 1967. Cette absence de jugement rationnel, cette incapacité à estimer sobrement les impératifs politiques, se sont à nouveau révélées quand le monde arabe dans son ensemble a pris position contre Anouar Sadate à la fin des années 70. Elles sont également clairement apparues dans la décision d'Arafat de faire avorter les efforts déployés à Taba début 2001 pour trouver un cadre acceptable et équilibré à un accord définitif, alors que le bon sens voulait qu'il accepte ce qui était une proposition de principe en annonçant qu'un certain nombre de problèmes restait à résoudre.

C'est essentiellement cette aversion face aux considérations de rationalité et de sagesse qui a conduit Sharon et ses acolytes au pouvoir en Israël (en février 2001), grâce à un programme qui se moque de toutes les normes politiques modernes : ils [Sharon et ses acolytes] représentent une idéologie politique basée sur des considérations théologiques allant à l'encontre de tout ce que l'humanité a accompli ; ils évoquent ce qu'ils appellent leurs « droits religieux », « droits » que d'autres perçoivent comme des croyances ancrées dans des mythes et légendes, alors que leurs objectifs sont clairement politiques.

En me focalisant sur les erreurs et les mauvais calculs de la partie arabe, je ne nie aucunement la responsabilité israélienne face aux occasions manquées. Il y aurait beaucoup à dire sur toutes les fois où Israël a claqué la porte à une nouvelle occasion, sur la façon dont Israël a tout fait pour tenter de faire avorter le moindre accord, à commencer par Ben Gourion au début des années 50, jusqu'à Sharon près d'un demi-siècle plus tard. Mais notre but ici est de reconsidérer nos propres erreurs, car c'est seulement en les rectifiant que nous pourrons espérer progresser.

 

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Pour cela, nous devons d'abord revoir la façon dont les Arabes ont géré le conflit israélo-arabe depuis les années 40 jusqu'à aujourd'hui. Une personne neutre et objective qui consulterait le dossier s'apercevrait que la position adoptée par les partis communistes arabes en 1947 (ainsi que par un grand nombre de personnalités politiques égyptiennes comme Ismaïl Sidki et Hussein Haykal, et même par Mahmoud Fahmy El-Nokrashy avant que lui aussi ne succombe à la fièvre de la guerre, ou encore le célèbre penseur et écrivain Taha Hussein, « l'auteur égyptien ») était la plus rationnelle et la plus sensée, bien que nous l'ayons alors tous attaquée. Une inspection du dossier mènerait aussi à la conclusion inévitable que les Palestiniens ont terriblement besoin d'une nouvelle direction, aux origines, à la formation générale et culturelle très différentes du cadre qui s'en est revenu de Tunisie après Oslo. Les dirigeants actuels ne se contentent pas d'accumuler lugubrement les occasions manquées ; ils ont aidé la droite israélienne à renforcer son assise. Observer les dirigeants actuels scander ces grands slogans dont ils sont si épris, c'est se rendre compte qu'ils sont des fossiles venus d'un autre âge, exactement comme les représentants de l'extrême droite en Israël, dont certains sont encore plus déconnectés de l'époque moderne.

Il est essentiel pour les pays ayant une frontière avec Israël - le Liban, la Syrie, la Jordanie, la Palestine et l'Egypte – de comprendre que la fin du conflit israélo-arabe est le seuil qu'il leur faut franchir pour pouvoir surmonter leurs nombreux autres problèmes, la seule façon d'entamer un processus de réforme démocratique, de développement économique et de paix sans tomber entre les griffes des forces opposées à l'instruction, la civilisation et la modernité, c'est-à-dire aux valeurs générales de progrès. En 1947 et 1948, bien avant que le conflit ne prenne ses incontrôlables proportions actuelles, les marxistes égyptiens défendaient déjà cette position. Nous les avons alors condamnés, mais nous savons aujourd'hui que leur voix était celle de la raison. Tandis que nous voyons se réaliser les prédictions qu'ils n'ont cessé de formuler, force est d'admettre qu'ils faisaient partie des rares personnes bénéficiant d'une vision rationnelle à long terme.

 

 

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Il est temps de traduire cette vision par des faits. Cela ne pourra se faire que quand l'opinion arabe aura compris que les cinq points énumérés plus haut, à la base de l'initiative adoptée par le sommet arabe de Beyrouth, représentent une question de vie ou de mort pour la région. On doit faire comprendre au public arabe le danger de ces grands discours qui ont coûté cher aux pays et aux peuples de la région et qui pourraient bien leur coûter davantage encore s'ils continuent de suivre des slogans qui, sous une apparence nationaliste et religieuse, sont essentiellement une invitation à demeurer esclaves d'un conflit qui détruit jusqu'à la matière dont sont faites nos sociétés.

 

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Dans ce but, nous devons en priorité enseigner aux jeunes générations à suivre la raison plutôt que les passions volcaniques nourries par des voix qui se permettent de parler au nom de la religion et du nationalisme. C'est une tâche rendue plus difficile encore par la mentalité de victime qui s'est développée dans cette partie du monde, où l'on est devenu profondément convaincu que tous les éléments négatifs de la vie résultent de complots manigancés par le reste du monde. Il est vrai que le conflit et la concurrence font partie de la vie, que les annales de l'histoire abondent en complots. Il n'en demeure pas moins que nous sommes plus que quiconque responsables des aspects négatifs de nos vies. Un autre fait indéniable est que le monde n'est pas uniquement composé de loups prêts à nous bondir dessus. Nous devons trouver le courage de nous poser une question importante : il y a trois décennies, l'Inde, la Chine, le Japon et la Russie (qui était alors l'Union soviétique) nous soutenaient sur plusieurs points, dont le conflit israélo-arabe. Aujourd'hui, ces pays ne se contentent pas de s'être éloignés de nous ; ils se sont aussi rapprochés d'Israël plus que jamais auparavant. Pourquoi donc ? La réponse à cette question contient la clé de plusieurs de nos problèmes. Aujourd'hui, la plupart des sociétés s'occupent d'améliorer leur sort en maximalisant leur potentiel dans tous les domaines : l'industrie, la construction, les services, la vie économique et le bien-être social. Nous sommes, pour notre part, enfermés dans une vision déformée du temps. Nous seuls continuons de parler le langage de la guerre froide, ne réalisant pas qu'à notre époque, nul ne peut se calfeutrer dans une grotte isolée du reste du monde. Nous devons nous réveiller du rêve qui veut qu'un pays puisse jouer un rôle en dehors de ses frontières sans d'abord assurer sa force, sa stabilité et sa solidité au-dedans et sans contribuer à la marche de l'histoire. Tout pays faible sur le front domestique ne peut être que faible sur le front international ; c'est une règle qui ne connaît pas d'exceptions.

 

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Il est trop facile de se laisser prendre par le syndrome des grands discours, de succomber aux grands slogans et aux exigences impossibles, pour ne pas dire illogiques, de ceux qui se font passer pour des guerriers en butte à des obstacles infranchissables, alors qu'ils ne sont en vérité que de faux prophètes attirant les naïfs dans le filet des faux espoirs et des rêves. Le pire est que ce n'est pas eux qui subissent les conséquences de leurs propos, mais les habitants démunis des camps de réfugiés. Le plus difficile consiste à adopter une position basée sur la raison, le bon sens et une évaluation réaliste de la situation, une position qui ne s'applique pas à transformer en ennemis des parties influentes capables de modifier le cours des événements. Les grands discours se fondent sur des impressions et des généralités ; le bon sens se base sur des faits précis. Les grands discours ont prouvé tout le mal qu'ils pouvaient faire ; le bon sens pourrait nous conduire à un avenir meilleur.

CONCLUSION

Je suis bien conscient qu'en rédigeant cet article, je m'attire des ennuis. Ces chevaliers oints par eux-mêmes, montés sur leurs grands mots et slogans vides dans leurs armures étincelantes, auront tôt fait de lancer sur moi leurs flèches d'insultes et de remettre en cause mon intégrité. Car la calomnie est le lot de tous ceux qui osent se placer sur leur chemin, quelles que soient les propositions de ces derniers. Mais cela ne m'empêche pas d'en appeler à l'opinion publique et à ceux qui se chargent de la façonner pour qu'ils délaissent les slogans vides de sens et se tournent vers la raison et le bon sens. Il est bien trop facile de contenter la galerie, de dire aux gens ce qu'ils veulent entendre. La tâche de tout intellectuel qui se respecte est, non de flatter bassement ses lecteurs, mais d'écrire ce qui lui semble susceptible de contribuer à l'avènement d'un avenir qui soit meilleur que ces jours sombres que notre région a connus pendant près d'un demi-siècle, occultant tout esprit critique et laissant des slogans vides, plutôt que la raison, façonner son destin. ~

 

(*) Tarek Heggy est l'auteur de « The Values of Progress » (février 2002). Pour plus de renseignements, vous pouvez consulter son site personnel www.heggy.org .

(*) Cet article a été publié en Hébreux (Ha'aretz, le 5 Juillet 2002) et ultérieurement en Danois, en Anglais, et en Arabe.