Une Culture de Stéréotypes (*)
par Tarek Heggy



Le mot « stéréotypes » n'a pas d'équivalent en arabe, il est généralement traduit en deux mots (al-afkar al-namateya), signifiant littéralement « idées usuelles ». En recherchant un seul mot arabe qui pourrait le mieux dénoter le sens que je voulais, j'écartai le mot « cliché » qui, bien que souvent utilisé dans le langage arabe familier, est d'origine française. Par «stéréotypes», j'entends les expressions rebattues que les gens utilisent d'une manière plus ou mois machinale sans s'arrêter pour réfléchir à ce qu ‘elles signifient vraiment, c'est à dire sans faire usage de leurs facultés critiques pour décider si ces expressions sont vraies ou fausses, et par conséquent s ‘ils devraient les adopter ou les rejeter. Il est, évidemment, bien plus facile de soutenir incontestablement des idées généralement tenues que de se démener l'esprit à chercher la signification plus profonde de leur origine. Trait commun à l'attitude humaine qui existe à de différents degrés dans toutes les sociétés, « stéréotyper » reste un phénomène extrêmement négatif qui ne fait rien pour promouvoir une meilleure entente entre les peuples. Plusieurs des perceptions Occidentales des autres sociétés, civilisations et cultures sont basées sur des stéréotypes, quoique nous soyons aussi coupables de percevoir l'Autre à travers un prisme de stéréotypes qui acquièrent une aura de vérité à force de répétitions interminables. La tendance universelle à accepter les stéréotypes au pied de la lettre plutôt que de les soumettre à un examen critique est le triomphe de la rhétorique sur le raisonnement. Alors que cette tendance fait partie de la nature humaine et ne peut donc jamais être totalement éradiquée, je crois que certains pas peuvent être suivis pour limiter sa propagation.

 

A cette fin, il pourrait être utile d'essayer d'identifier les raisons principales de la profusion des stéréotypes qui dominent la perception des gens dans le monde aujourd'hui. Je crois que ce phénomène a quatre sources. La première est le manque d'une réserve de connaissances qui peut servir de bouclier contre l'adoption aveugle des stéréotypes. La seconde est l'absence de ce que je crois être l'ennemi principal des stéréotypes, à savoir un dialogue libre et ininterrompu. La troisième est le manque de la dimension humaine dans le processus de la globalisation qui balaie le monde actuellement, et qui part des prémisses économique/politique avec peu d'égard envers les côtés humaniste et culturel. La quatrième est une psychologie dominée par une mentalité défensive. Je tenterai de jeter un peu de lumière sur chacune de ces sources avant de passer aux instruments intellectuels par lesquels je crois que le phénomène des stéréotypes peut être comprimé.

 

La première source par laquelle le phénomène jaillit peut être trouvée dans les sociétés où les réserves de connaissances formant la sensibilité intellectuelle de la population en général et de l'élite éduquée et cultivée en particulier peut être caractérisée soit comme limitée, faible, ou bornée, donc inhospitalière aux opinions sorties de la norme. Bien que certains membres de l'élite cultivée et éduquée puissent avoir une réserve de connaissances assez riche, leur référentiel est souvent ancré dans l'histoire, soit l'histoire ancienne s'étendant à des siècles passés, soit l'histoire plus récente s'étendant seulement à quelques décennies passées. Par conséquent, leur approche aux questions du jour ne tient pas compte des développements modernes dans les différentes branches des connaissances, spécialement dans le domaine des sciences sociales. Il y a beaucoup d'intellectuels, spécialement dans le tiers-monde, dont la réserve de connaissances appartient plutôt aux années 1950 et 1960 qu'à aujourd'hui. Il y a beaucoup qui sont enfermés dans une mentalité qui est incapable de se défaire des chaînes de l'esprit de clocher pour explorer de plus larges horizons. Dans certains cas, ces intellectuels pourraient étaler une réserve de connaissances qui est riche dans certains aspects et pauvre dans d'autres, notamment dans le domaine des sciences sociales modernes. Il est donc clair que la présence d'une réserve de connaissances (tant pour les citoyens ordinaire que pour l'élite éduquée) qui puisse être caractérisée comme forte, illimitée et capable de s'étendre dans d'autres domaines est la seule protection de la société contre la propagation des stéréotypes. C'est dans un tel contexte que les facultés critiques peuvent se développer, permettant aux gens de choisir parmi plusieurs alternatives plutôt que d'accepter aveuglement les stéréotypes comme ligne de moindre résistance.

 

La deuxième source de ce phénomène de stéréotypes se trouve dans les sociétés dont les conceptions éducatives et culturelles ne sont pas bâties sur des fondations de dialogue solides. Lorsque les techniques d'éducation dépendent d'un apprentissage par coeur et d'examens de mémoire, lorsque les relations dans le monde de l'éducation et dans la société en général sont basées sur des monologues (émetteur-récepteur) et non sur des dialogues, ceci crée un climat idéal à la propagation des stéréotypes. Le contraire est aussi vrai : le dialogue est un instrument efficace par lequel leur propagation peut être limitée.

 

La troisième source est l'échec des partisans de la globalisation à donner une face humaniste/culturelle à un projet qui n'a jusque là réussi à se représenter qu'exclusivement dans des termes économiques/ politiques. Il y a un besoin pressant à introduire la dimension humaine à la mondialisation afin d'apaiser les craintes de beaucoup d'individus dans les régions moins évoluées du monde, qui la considèrent comme une technique pour promouvoir les intérêts des autres à leurs dépens, ou pire, comme une arme conçue pour détruire les fondations structurelles de leurs sociétés, qu'elles soient politiques, économiques ou culturelles. En tant que quelqu'un qui n'a aucun problème à reconnaître que l'Occident, où la notion de la mondialisation a été conçue, s'est fermement et confortablement installé dans le siège du pilote en ce qui concerne le progrès dans tous les sens du mot, je suis convaincu que l'introduction de ces deux dimensions – humaniste et culturelle, égales en importance - au processus de la globalisation, revient à l'occident. Je crois aussi que l'une des raisons principales de cette déficience grave est que la direction mondiale est maintenant dans les mains des Etats-Unis. En fait, ce n'est pas seulement la notion de la globalisation qui souffre de cette déficience : il en est aussi vrai en ce qui concerne des notions capitales dans le monde d'aujourd'hui, telles « les droits de l'homme », « les libertés générales » et la « démocratie ». L'Occident qui développa ces notions dans ses propres sociétés a besoin d'ajouter un aspect humaniste à leur application en les traitant comme des valeurs universelles (non régionales), des valeurs dont la souveraineté s'étend à l'humanité entière. Autrement, l'Occident continuera à être accusé d'appliquer des double standards. Pire encore, il rendra ces valeurs insignifiantes pour ceux du monde en voie de développement qui entendent qu ‘elles existent en Occident, mais qui n'ont rien vu les derniers cinquante années qui indique que l'Occident soit excessivement soucieux d'étendre leurs intérêts au reste du monde. Je crois que l'échec à développer le processus de la mondialisation de manière que les besoins humanistes/culturels soient placés à égalité avec les facteurs économiques/politiques est l'une des sources principales de la propagation des stéréotypes.

 

La quatrième et dernière source est un climat psychologique général caractérisé par un besoin évident d'adopter une pose de défense de soi. Un sens de la réussite et du progrès rend les membres d'une société moins sensibles à deux choses : le besoin d ‘être sur la défensive et le sentiment qu'ils sont victimes d'une conspiration. La présence de ces deux éléments crée un climat idéal aux stéréotypes inventés par les gens pour couvrir leurs sentiments d'insuffisance, et jeter le blâme sur les autres au lieu d'en assumer la responsabilité.

 

Telles donc sont ce que je considère les principales sources des stéréotypes. Alors qu'il serait impossible d'éradiquer le phénomène lui-même étant donné qu ‘il existe dans toutes les sociétés à un degré ou l'autre, il existe des mécanismes par lesquels on peut au moins réduire leur propagation insidieuse à des proportions plus malléables.

 

Le mécanisme le plus efficace est celui de l'éducation - cursus, philosophie, enseignants et l'environnement général de l'enseignement. Seule l'éducation peut planter des valeurs telles que le pluralisme dans une société ; seule l'éducation peut former l'esprit critique qui requiert des preuves avant d'accepter la vérité d'une proposition; seule l'éducation peut imprégner les gens du sens de la primauté de la raison pour tester toute idée à travers un processus de raisonnement plutôt qu'en assurant sa conformité avec des formules déjà posées. Tels sont les outils qui peuvent limiter la propagation d'une culture de stéréotypes. Cependant, à termes court et moyen, les médias peuvent être plus efficaces en exposant l'incohérence et la platitude intellectuelle des stéréotypes. Elles peuvent aussi montrer le lien entre la culture des stéréotypes et d'autres défauts comme le syndrome des paroles creuses, la tendance à se livrer à l'auto louange et la foi irrationnelle aux théories de conspiration. Car on ne peut nier l'existence d'une relation dialectique entre tous ces phénomènes négatifs.

 

 

 

 

 

(*) La version arabe de cet article fut publiée dans le journal Al Ahram. Le Caire, le 12 Avril 2003.